D’un séparatisme à l’autre

Le Sénat, et avec lui, le Parlement, sont en passe d’adopter une des grandes lois de ce quinquennat, celle confortant le respect des principes de la République, dite sur les séparatismes, annoncée lors de la déclaration présidentielle du 4 septembre 2020, date d’anniversaire de la IIIème République.

Par un article assez peu discuté tout compte fait et semblant faire l’unanimité, le pouvoir législatif s’apprête à bouleverser l’équilibre du droit de la presse en consacrant définitivement la séparation entre liberté d’expression et liberté de la presse.

Cette séparation, trop affirmée pour être involontaire, trop incorrecte pour être assumée, résulte de la création d’un double régime du droit de la presse : le régime d’exception de la loi spéciale du 29 juillet 1881 et le régime dérogeant à cette loi spéciale qui réintègre le régime ordinaire du droit pénal. 

Cette séparation, qui n’est pas nouvelle, se creuse davantage après chaque nouvelle atteinte législative portée à la liberté d’expression, ce « droit hors du commun » (Frédéric SUDRE), portée par la loi du 29 juillet 1881 qui définit, prévient, réprime les abus susceptibles d’être commis par tous ceux qui, sans exception ou presque, s’expriment à destination du public, en soumettant la répression de ces abus à des particularités procédurales.

Ces particularités procédurales sont autrement appelées « garanties » en ce qu’elles ont pour objet et pour effet de compliquer in fine la sanction judicaire de la publication reprochée. 

Aujourd’hui l’article 20 du projet de loi ajoute à l’actuel article 397-6 du code de procédure pénale un nouvel alinéa ainsi rédigé : « par dérogation au premier alinéa du présent article, les dispositions des articles 393 à 397-5 sont applicables aux délits prévus aux articles 24 et 24 bis ainsi qu’aux troisième et quatrième alinéas de l’article 33 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, sauf si ces délits résultent du contenu d’un message placé sous le contrôle d’un directeur de la publication en application de l’article 6 de la même loi ou de l’article 93-2 de la loi n°82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle ». 

Sous son apparente technicité, cette nouvelle disposition, qui tout en modifiant un article du code de procédure pénale modifie évidemment la loi du 29 juillet 1881, signifie que certains délits de presse commis dans certaines circonstances seront désormais soumis au régime procédural de la comparution immédiate alors que celle-ci les exclut par principe.

En effet, en 1981 (loi n°81-82 du 2 février 1981 renforçant la sécurité et protégeant la liberté des personnes), le Législateur avait expressément prévu d’exclure du régime de la comparution immédiate (on parlait alors de « saisine immédiate du tribunal ») l’ensemble des délits de presse, comme d’ailleurs les délits commis par les mineurs, ce qui apparaissait à l’époque, à lire la décision du 20 janvier 1981 du Conseil constitutionnel, comme un indice de conformité constitutionnelle de cette procédure de jugement accéléré.

Revenons sur ces délits de presse qui seront désormais et théoriquement jugés en comparution immédiate. 

Ce sont ceux des articles 24, 24bis et 33 alinéa 4 de la loi du 29 juillet 1881, soit une dizaine d’infractions commises par voie de presse. Citons pêle-mêle, la provocation à commettre des atteintes à la vie, la provocation à commettre des violences volontaires, la provocation à commettre une agression sexuelle, la provocation à commettre des crimes et délits portant atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation, la provocation à la haine et à la discrimination raciale ou sexiste, l’apologie de crimes de guerre, l’apologie de crimes contre l’humanité, l’apologie de crimes de réduction en esclavage, l’apologie de crimes et délits de collaboration avec l’ennemi, la contestation de crime contre l’humanité, les propos négationnistes, l’injure sexiste, l’injure homophobe, l’injure à raison d’un handicap.

Ce bréviaire de la poésie haineuse inondant les espaces virtuels d’expression a semblé bénéficier d’une répression trop insuffisante pour ne pas le soumettre au régime du droit commun des délits ordinaires du quotidien des violences et incivilités.

Ces infractions rejoignent aussi le sort procédural réservé à l’apologie des actes de terrorisme qui, punie de 5 ans d’emprisonnement, peut aussi être poursuivie sous le régime de la comparution immédiate, depuis sa sortie du droit de la presse et son introduction dans le code pénal, à l’article 421-2-5. 

Ce mariage entre des délits de presse et une procédure pénale autrement appelée « justice d’abattage », jusqu’à récemment inimaginable, n’est intellectuellement possible qu’à la condition de disqualifier a priori des opinions en les excluant du champ même de la liberté d’expression.

Le principal argument des tenants de cette réforme en catimini du droit de la presse est de soutenir que ces infractions correspondent à des propos qui par leur gravité et leur ignominie n’ont pas leur place en démocratie et ne peuvent revendiquer une seule des protections procédurales dont bénéficie la liberté d’expression depuis le vendredi 29 juillet 1881.

Cet argument est évidemment indéfendable car erroné puisqu’il est susceptible d’être appliqué à tout propos infractionnel qui par définition dépasse les limites acceptées et acceptables de la liberté d’expression, au risque cependant de soumettre, progressivement, toute prise de parole aux règles pénales de droit commun qui sont exclusives des garanties procédurales de la loi sur la liberté de la presse.

En effet, par exemple, la diffamation publique, condamnée par un juge, et donc jugée contraire à la liberté d’expression, ne devrait pas non plus avoir sa place en démocratie, et pourrait ainsi, un jour, faire l’objet d’un traitement par les voies rapides de la comparution immédiate. 

Accepter de sortir a priori du droit de la presse tout propos qualifié grosso modo de « haineux » (provocation à la violence, apologie de crime de guerre, injure sexiste, etc.), c’est dire, avant tout jugement et hors jugement, que ce propos, qui n’a pas encore été apprécié par un juge, ne mérite pas de bénéficier du régime protecteur de la liberté d’expression, et donc le condamner déjà avant toute forme de procès.  

Il sera opposé le fait que la comparution immédiate demeure une procédure judiciaire comportant droits et garanties au bénéfice de la personne poursuivie jugée par un tribunal impartial et indépendant. Certes. 

Mais cette justice dite d’abattage est bien trop spécifique pour garantir une discussion sereine et contradictoire des propos reprochés, au terme de laquelle il doit ni plus ni moins être jugé des limites de la liberté d’expression, « un des droits les plus précieux de l’homme », suivant la formule révolutionnaire consacrée.

Pour ceux qui ne peuvent gouter à l’expérience particulière des audiences de comparution immédiate où l’issue d’une affaire se joue en un trait de temps, il leur sera proposé de se reporter à l’excellent ouvrage de Mme Dominique SIMONNOT, devenue depuis sa publication Contrôleure générale des lieux de privation de liberté, et qui rassemble ses chroniques photographiques écrites avec humanité (Coups de Barre, Justice et injustices en France, éditions du Seuil, 2019) : « Je me souviens de mon effroi devant cette justice, si éloignée de nos manuels de droit pénal où nous étaient enseignés la sérénité sacrée des magistrats, le respect de la présomption d’innocence, l’exigence d’une confrontation du plaignant au prévenu, la présence de témoins apportant leur version des faits. Les avocats, nous disait-on, plaident avec passion et efficacité, et le temps ne peut être compté. Tout cela, toutes nos leçons, nos croyances, notre ferveur envers la bonne justice, se trouvaient englouties, disparues, enterrées sous l’ultra-rapidité ».

Comme le rappelle le site officiel de l’administration public, service-public.fr, la comparution immédiate « sert à juger des faits simples et clairs qui ne nécessitent pas une enquête approfondie ».

Mais ne sont jamais simples et clairs les faits à l’origine d’un passage à l’acte délictuel complexe et obscur.  

L’appréciation d’un propos, même poursuivi sous une des qualifications pénales déshonorantes des articles 24, 24bis et 33, demeure souvent une opération complexe justifiant de longs débats pour en comprendre le sens, en peser la portée, et savoir s’il relève finalement d’un débat libre d’idées, d’une polémique politique, d’une maladresse regrettable, d’une ironie incomprise ou d’une joute puérile détestable et condamnable.

Cette aggravation de la répression de certains délits dits de presse s’accompagne d’une condition tenant au support de l’infraction très largement déterminé par le statut personnel de l’auteur du propos reproché.

Cette aggravation pénale pour ainsi dire réservée à une partie de la population, celle dont les propos ne sont pas accueillis dans un contenu éditorialisé, équivaut à l’instauration d’une véritable réforme du droit de la presse et de la liberté d’expression.

Cette réforme est textuellement introduite par la locution conjonctive « sauf si… » de l’article 20 du projet de loi discuté. 

Cette disposition exclut du champ de la comparution immédiate les propos susceptibles de revêtir une des qualifications pénales précédemment visées (articles 24, 24bis, et 33 alinéa 4 de la loi de 1881), dès lors qu’ils ont été publiés sous le contrôle d’un directeur de la publication.

Cette précision présentée à juste titre comme une garantie procédurale au bénéfice des journalistes professionnels et des auteurs publiant dans le cadre d’un média édité par un directeur de la publication, crée une séparation, une discrimination entre les personnes dans l’exercice de la liberté d’expression, aggravant plus encore et dangereusement le sentiment d’une justice socialement inégale, avec un parcours pénal protecteur réservé aux professionnels de l’écrit et un parcours pénal accéléré pour les utilisateurs-consommateurs des réseaux sociaux qui n’exercent pas moins leur liberté d’expression.

Il peut aussi être incidemment observé que cette séparation procédurale révèle la faiblesse de l’argument des tenants de la réforme puisque l’évidence de la gravité des infractions de presse concernées par ce passage du « hors du commun » au droit commun et qui devait justifier le recours à la comparution immédiate, ne vaut plus lorsqu’elles sont commises dans un contexte éditorial qui n’est pourtant pas de nature à atténuer l’évidence de leur gravité.

C’est ainsi que s’annonce une dualité procédurale inédite favorable au droit de la presse et des médias, ce qui n’est en soi jamais inutile tant la liberté de la presse est et restera la ligne de partage entre sociétés libérales et sociétés à tendance totalitaire, mais qui se trouve très malheureusement et bien malgré elle, mise en concurrence aujourd’hui avec la liberté d’expression du plus grand nombre, qui perd le bénéfice de garanties pourtant jugées consubstantielles au droit naturel de la « libre communication des pensées et des opinions » rappelé à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. 

Il est ainsi regrettable qu’une loi destinée à conforter le respect des principes de la République puisse mettre en cause une de ses lois principielles adoptée dans un temps de refondation politique, « conçue comme une loi de liberté » (Henri LECLERC), tout en produisant une forme de discrimination, terreau du ressentiment commun à toutes les haines, quand elle cherche à lutter contre tous les séparatismes. 

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