Procès du 13-Novembre : provocation ou mise en garde ?

D’un procès hors norme, celui du 13-Novembre en a bien sûr toutes les apparences : nombre de victimes, nombre de parties civiles, nombre d’avocats, nombre d’accusés, nombre de médias accrédités, nature des faits reprochés, durée de l’audience.

Ce procès qualifié d’historique à juste titre est l’aboutissement procédural d’une enquête harassante visant des faits d’une gravité extrême située hors du champ de l’expérience commune, mais non pas hors de l’expérience collective.

Par leur signification et leur ampleur, les faits dont a jugé la Cour d’assises spéciale de Paris intéressent et impliquent les victimes, leur famille, l’État, les citoyens, la nation, à travers elle, l’humanité.

C’est peu dire que les enjeux attachés au débat judiciaire sont immenses. Certains ont évoqué des enjeux mémoriels quand d’autres, plus affectés, ont semblé préférer ne rien attendre du cours judiciaire de crainte de trop attendre de lui. Il y a aussi l’enjeu pénal pour chacun des accusés.  

Dépositaire d’une mission de service public et destinataire d’une émotion extraordinairement intacte, la Juridiction siège dans une salle d’audience nouvellement érigée qui contient en elle un ensemble de forces inouïe que le formalisme du droit aussi dérogatoire soit-il permet encore de lier.

L’absence de place aux doutes, l’unanimité de l’opinion publique, la certitude intellectuelle qui s’écrit avec aisance, sont des écueils qui malmènent le cours de la justice en croyant la soutenir et l’entraîne vers les rivages redoutés de la méprise.

Le rôle du juge et des auxiliaires de justice, greffiers et avocats, qui résistent à ces écueils, est l’essence même des forces démocratiques, le point de séparation entre les inconforts de la justice et les facilités de l’injustice, il permet de faire d’un procès hors norme un procès normalisé, où la nation blessée n’est assise ni du côté des parties civiles, dont la dignité force l’admiration, ni du côté de l’État incarné par le seul Procureur, figure de l’accusation, rouage d’un système juridique institutionnalisé devant échapper à la mainmise de la vengeance.

Il permet d’endiguer, canaliser, assagir la vague des émotions, qui soutient, exige, appelle, suscite l’excès en tout, il garantit que l’institution judiciaire accomplira sa mission première qui est l’appréhension de la violence par sa verbalisation.

Les railleries moqueuses ou consternées qui ont accompagné les premières déclarations du principal accusé qualifiées de provocation sont le signe de ce dangereux mouvement qui dispose moins du sens de la raison que du goût de la justice et serait prêt à passer outre les complications judiciaires. 

L’exclamation reprise dans la presse est riche de sens et doit être longuement méditée, d’autant qu’elle intervient après six années de silence, à la veille du travail de maïeutique judiciaire à venir. 

Cette interjection exclamative, « je ne suis pas un chien ! », revêt au moins deux significations auxquelles est attaché un enjeu majeur.  

Elle signifie d’abord qu’il est un homme et qu’il se réclame de notre commune humanité : dans le contexte judiciaire donné, ce premier aveu d’humanité devrait être accueilli chaudement et ne pas susciter la réaction froide de dégoût dont ont pu se faire l’écho certains qui n’ont pourtant aucun lien personnel avec le dossier. 

Cet aveu rend possible l’espoir d’une dialectique sur le terrain de la compréhension entre les parties, du moins entre les accusés et leurs juges.

Cette interjection, jetée pour ainsi dire à la face de la Cour et dans l’oreille des médias, signifie aussi que son auteur estime être considéré comme un chien, un animal, c’est-à-dire comme un être vivant exclu du monde du droit en tant que sujet.  

Ce sentiment d’exclusion est problématique et peut être une cause de l’insuccès du procès au détriment d’ailleurs des parties civiles elles-mêmes.

Si la tentation est grande de railler les considérations d’un homme à qui sont imputés les désastres de nombreuses familles, en évoquant les propres normes et coutumes du groupe dont il s’est réclamé et dont il a souhaité la victoire, ce serait une faute morale et une erreur juridique de s’y abandonner. 

Il n’est pas faux de relever que se sont multipliées depuis vingt ans les condamnations de la France à cause de traitements inhumains et dégradants subis par des personnes placées sous la responsabilité de l’administration pénitentiaire, au titre de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, à laquelle est partie la France, et dont il a sans cesse été écrit et rappelé le caractère absolu en ce qu’il « consacre l’une des valeurs les plus fondamentales des sociétés démocratiques, en prohibant en termes absolus la torture et les traitements ou peines inhumains ou dégradants, quels que soient les circonstances et les agissements de la victime » (voir, par exemple, les arrêts Selmouni contre France, 28 juillet 1999, Labita contre Italie, 6 avril 2000, § 119 ; Kudla c Pologne, 26 octobre 2000, §90 ; Ramirez Sanchez contre France, 4 juillet 2006, § 116 ; Van der Ven contre Pays-Bas du 4 février 2003, §46 ; Frérot c France, 12 juin 2007, §35 ; Khider contre France, 9 juillet 2009, §99 ; E.S contre France, 20 janvier 2011, §33 ; Duval contre France, 26 mai 2011, §§52-53).

C’est précisément cette valeur-ci que ce procès-là consacre.

Il est pour l’heure la plus cinglante et démonstrative réponse d’une société qui refuse des pratiques manifestement attentatoires à l’intégrité et à la dignité humaine.

Ce refus est si bien intégré que par son article 622-1, le code de procédure pénale permet ainsi non sans raison, le réexamen d’une décision de justice au bénéfice d’une personne condamnée lorsqu’il s’avère que sa condamnation a été prononcée à la suite d’une violation de la Convention européenne des droits de l’homme à ce point grave qu’elle a entrainé des conséquences dommageables insusceptibles de compensation financière.

Cette complexité juridictionnelle, juridique et judiciaire est aussi l’héritage d’une culture qui puise ses racines dans la pensée libérale des Lumières et plus loin encore, dans celle de l’humanisme de la Renaissance qui voyait dans tout homme un puits de possibles et de métamorphoses.

Dans son célèbre arrêt du 26 octobre 2000 (Kudla contre Pologne), le juge européen écrivait que « tout prisonnier est détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d’exécution de la mesure ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate, notamment par l’administration des soins médicaux requis ».

C’est ainsi que malgré tous les engagements pris, de grandes démocraties convaincues des bénéfices de l’Etat de droit dont ils sont les concepteurs tolèrent en les autorisant parfois des comportements et des pratiques qui dégénèrent en traitements inhumains ou dégradants, nécessitant l’intervention du juge.

C’est par exemple deux affaires du 4 février 2003, Van der Ven et Lorsé, dans lesquelles les Pays-Bas ont été condamnés à raison de la combinaison de fouilles à corps hebdomadaires et de mesures de sécurité draconiennes pratiquées pendant 3 ans et demi, dans la première affaire, ou pendant 6 ans dans la seconde affaire.  

Dans l’affaire K. contre France (n°39364/05), la condamnation a été justifiée à raison « des conditions de détention du requérant, classé DPS [détenu particulièrement signalé] dès le début de son incarcération, soumis à des transfèrements répétés d’établissements pénitentiaires, placé en régime d’isolement à long terme et faisant l’objet de fouilles corporelles intégrales régulières [qui] s’analysent, par leur effet combiné et répétitif, en un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 ».

Dans l’affaire D contre France (n°19868/08), la Cour européenne a sanctionné des actes de menottages d’une personne détenue, invalide, lors d’examens médicaux, « pareilles contraintes et surveillances ont pu causer au requérant un sentiment d’arbitraire, d’infériorité et d’angoisse caractérisant un degré d’humiliation dépassant celui que comporte inévitablement les examens médicaux des détenus » (§52).

Évoquons enfin et surtout l’arrêt ES contre France du 14 janvier 2011 ayant condamné la France à la suite de la mise en œuvre lors d’un procès d’assises d’une durée de 10 jours de mesures administratives de sécurité exorbitantes (fouilles intégrales quotidiennes filmées et pratiquées par des personnes cagoulées) qui ont, selon le requérant à qui a donné raison la Cour, provoqué un « sentiment d’humiliation et porté atteinte à la sérénité du procès, étant traité dans l’envers du décor de la cour d’assises comme un animal, soumis à un régime de sécurité effrayant mis en œuvre par des personnes cagoulées » (§27).

C’est peut-être ce sentiment d’arbitraire, d’infériorité et d’angoisse qui s’exprime à travers l’exclamation tant décriée « je ne suis pas un chien ! » prononcée par un homme dont on connait mal les conditions de détention au cours des six dernières années et le protocole d’extraction prévu pour les huit prochains mois d’audience, mais dont les éléments révélés par la presse à partir d’une note de l’administration pénitentiaire datée du 17 août 2021 contiennent des indices de traitements dégradants propres aux situations de personnes faisant l’objet d’un classement DPS (isolement physique depuis six années, isolement phonique pendant un temps, absence d’intimité, vidéo-surveillance constante, fouilles intégrales répétées).

Au-delà des profits immédiats que le détenu peut tirer du respect effectif en détention de l’article 3 de la Convention européenne, il convient de garder à l’esprit ceux qui bénéficient aux juges et aux autres parties au procès, car il n’y a pas de procès valable sans dignité reconnue à l’accusé.  

Il s’agit d’un préalable non seulement juridique mais presque ontologique, et si l’on ne peut juger un animal, on peut aussi mal juger un homme qui serait traité comme un chien.

Un des enjeux de ce procès est aussi la conversion d’un accusé, d’un homme aux vertus de la justice démocratique et républicaine souvent gâchées par les conditions dans lesquelles s’exécutent ses décisions en France.

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